VIII

 

Puis, le temps se passant, lorsque Domnine fut plus grande, sœur Nanon, malgré qu’on en dît, la prit officiellement chez elle en apprentissage.

Et maintenant, rue des Poternes, assidue et grave, Domnine poussait le fer à petits coups, près de sœur Nanon ; ou bien, dans un panier aussi haut qu’elle, portait en ville aubes et surplis.

Quelques personnes se scandalisèrent. Mais sœur Nanon déclara, au grand dépit des bonnes âmes, qu’avoir Domnine comme apprentie, même comme ouvrière, lui plaisait ; que ces choses la regardaient seule, et qu’elle comptait bien, lorsque sa vue baisserait trop, lui léguer la boutique et la clientèle.

– À la Civadone, une Mandre !

– Madeleine de ses cheveux a essuyé les pieds du Christ ; pourquoi une Mandre, avec la permission du ciel, ne blanchirait-elle pas les surplis de l’abbé Siffroy et les bonnets ruchés des plus sucrées dévotes ?

En effet, lorsque sœur Nanon, qui sentait ses yeux s’en aller, dut enfin prendre sa retraite, tout naturellement la Civadone lui succéda.

Sœur Nanon garda l’atelier qui, débarrassé de la grande table à repasser, devint une manière de salon, où désormais la bonne vieille, toujours entourée de commères, « tint sa cour », comme elle disait ; et la Civadone, heureuse de quitter l’horrible taudis du Grand Couvert, vint s’établir au-dessus de sœur Nanon, qui lui loua son premier étage, dans cette chère rue des Poternes, ancien ghetto des Juifs, dont le guichet existait encore, fort étroite, mais égayée par quelques jardins à murs bas, se couronnant pendant la belle saison d’un rideau de claire verdure.

Là, derrière une fenêtre aux carreaux nets, dont la propreté contrastait avec le rustique abandon des maisons voisines, tout le long du jour, sauf de midi à une heure, moment de repos consacré au déjeuner et au tour de ville, on la voyait fourgonner son réchaud et aligner ses longues pailles.

La Civadone aimait enfantinement ce logis que, par comparaison, elle trouvait admirable. Avec la pièce principale qui, donnant sur la rue, servait de cuisine et d’atelier, il y avait une seconde pièce plus petite dont elle fit sa chambre à coucher.

Blanchi à la chaux, sauf les poutrelles du plafond, que le maçon, d’un goût barbare et délicat, voulut quand même peindre en bel azur, cet ancien grenier où sœur Nanon avait si longtemps serré ses récoltes devint pour la Civadone un palais.

Sans compter le lit en noyer neuf acheté sur ses premières économies, elle avait placé là une antique commode à lourds battants, agrémentée d’extraordinaires ferrures, vermoulue un peu, mais admirablement reluisante à force d’être frottée chaque matin d’un chiffon imbibé d’huile de noix, et une glace Louis XIII, dont les biseaux et le cadré noir plaisaient instinctivement à ses ingénus besoins d’élégance.

Mais le plus beau : c’est que, sur le derrière, la chambre communiquait de plain-pied avec une spacieuse terrasse, et que cette terrasse regardait la campagne, entre la masse de l’église, jadis cathédrale, et une tour des vieux remparts, demeurée debout.

Par une disposition architecturale assez commune à Rochegude, la chambre, du côté de la rue, se trouvait au premier étage et la terrasse dominait le quartier du Riou de la hauteur d’un quatrième. De sorte qu’en se penchant, Domnine – depuis son établissement, on prenait l’habitude de l’appeler ainsi – pouvait voir au-dessous Brusquette, la bourrique de sœur Nanon, qui, libre dans son écurie, passait la tête à la fenêtre, et s’amusait parfois, elle aussi, à contempler le paysage.

Encadré de deux maisons en avancée, avec une vieille vigne centenaire montant d’un jardinet en contrebas, ce « soulaïairé » était tout à fait solitaire, qualité d’importance pour un « soulaïairé ». On s’y trouvait comme chez soi, et l’on n’avait pas de voisins.

Des crevasses de la vieille tour, fleurie au printemps de violiers couleur de miel et de blanches gueules-de-loup, les pigeons fuyards s’envolaient par bandes, tandis que du clocher de l’église dressant par-dessus la sacristie militaire et lourde, percée de meurtrières, sa couronne de piliers romans, les notes de bronze tombaient, mélancoliques, le matin, pour la salutation à Marie, mais joyeuses et gazouillantes quand, pour quelque enterrement d’enfant, elles « trignolaient » et carillonnaient le départ au ciel de l’angelot. Puis, c’était dans le grand silence un coup isolé, deux, trois coups, selon que les dévotes en mal de confession réclamaient M. le curé, le premier ou le second vicaire.

Vingt fois le jour Domnine, entre deux coups de fer, avec la joie naïve d’un enfant, allait admirer sa terrasse et sa vigne.

L’aménagement s’étant fait en hiver, Domnine avait d’abord craint que la vigne ne fût morte. Elle la tailla pourtant, et quel ne fut pas son contentement de voir, au bout de quelques semaines, les blessures du cep distiller la sève et des gouttes pures en tomber plus limpides que le cristal des sources. Après, sur l’écorce dure, des bourgeons en peluche couleur d’argent avaient pointé. Puis, les feuilles parurent, toutes petites, mais complètes déjà dans leur taille mignonne. À droite, à gauche, cherchant un point d’appui où accrocher leurs spirales, des jets, que le moindre souffle d’air faisait mouvoir, avaient jailli. Et déjà, au long du sarment, se dressaient des houppettes vertes, qui, si l’été leur prêtait vie et si la fleur n’en coulait pas, promettaient autant de superbes grappes ambrées.

En attendant les grappes, Domnine avait mis des fleurs sur sa terrasse ; et ces fleurs attiraient des papillons et des abeilles que, de l’aurore jusqu’au soir, hypocritement, les yeux mi-clos et feignant de dormir au soleil, le chat de sœur Nanon guettait.

Une barrique défoncée contenait l’eau pour l’arrosage. Souvent, des oiseaux y venaient boire.

Un groupe gazouillant de roussettes s’installa même et fit son nid entre le haut du mur et les poutres du toit.

Mais Domnine était surtout fière de quelques plantes d’œillets qui prospéraient merveilleusement dans son domaine, ayant là ce qu’il leur fallait de vent léger et de soleil. Domnine réservait les plus beaux à sœur Nanon. Elle en donnait aussi aux gamins dans la rue, pour qu’ils ne la poursuivissent plus et ne lui chantassent plus « la belle Mandre ».

L’habitude, d’ailleurs, s’en perdait, depuis que, sous son influence, le Grand Couvert semblait vouloir se hausser à une honorabilité relative.

Le vieux père assagi par l’âge, mais surtout par un rhumatisme gagné à courir la nuit, se grisait moins et ne pensait plus guère au blé de lune.

De son côté, la vieille Mandre commençait, sans encore bien comprendre, à deviner obscurément ce que peut être la vertu. Autrefois, quand on lui demandait des nouvelles d’Irma et de Gusta, devenues l’ornement d’une buvette marseillaise, sans penser à mal, elle répondait : « Ma Irma, ma Gusta ?... Oui ! je comprends qu’on les envie : elles en ont des bagues et des robes, et de l’argent à plein tiroir ! » Maintenant susceptible, elle se fâchait pour peu qu’ironiquement on lui parlât de la beauté croissante et des jolis yeux de Domine.